Quelle professionnalisation pour le monde associatif ?


Quelle professionnalisation pour le monde associatif ?

Entretien avec Matthieu Hély.



Le sociologue Matthieu Hély revient sur les évolutions récentes d’un monde associatif aujourd’hui ouvertement conflictuel : montée de la salarisation, de valeurs entrepreneuriales, négociations avec l’État – et nous explique comment les associations sont devenues indispensables aux politiques publiques.


Au cours des dernières années, un certain nombre de conflits menés par des salariés d’associations ont émergé dans l’espace public médiatique et attiré l’attention sur les conditions de travail et d’emploi au sein de ces organisations. Ainsi en mars et avril 2010, deux conflits sociaux éclataient au Samu social de Paris et chez Emmaüs, des salariés se mettant en grève pour des revendications similaires : revalorisation des salaires, pérennisation des emplois, amélioration des conditions de travail. Si ces conflits se sont résolus par des négociations entre direction et syndicats (CGT, FO, SUD), la création en février 2010 du syndicat ASSO (affilié à l’Union syndicale Solidaires) voulant défendre spécifiquement les intérêts des travailleurs du secteur associatif jette également une lumière crue sur cet espace social plus communément rattaché à l’idée de solidarité, au bénévolat et au militantisme. Les fondateurs de ce nouveau syndicat expliquent leur initiative de la façon suivante : 
La culture du secteur associatif, souvent fondée sur un engagement personnel et militant, conduit à des questionnements autour du statut du salarié, de ses limites face à des employeurs qui n’assument pas toujours leurs responsabilités, n’acceptent parfois pas leur rôle et confondent souvent l’engagement de leurs employés et leur statut de salariés. Cette situation aboutit à des dérives dans le droit du travail, en contradiction avec les valeurs et les missions de l’association, occasionnant des relations salarié-employeur difficiles voire conflictuelles .
Ces phénomènes interpellent l’opinion publique, tant ils vont à l’encontre des idées et des valeurs que véhiculent les associations. On voudrait ici s’interroger sur leur caractère révélateur de tensions induites par la croisée du monde du travail et du monde associatif. Le processus de professionnalisation en œuvre depuis les années 1980, corrélé à la réduction du périmètre d’intervention de l’État social et à la libéralisation de la société civile, a modifié le paysage associatif. Si l’immense majorité des associations en France reposent encore sur le bénévolat et réalisent des activités sportives, culturelles ou de sociabilité, une part croissante de celles-ci concentre les principales ressources financières et réunit près de deux millions de salariés.
La prise en charge d’activités destinées à des publics dits vulnérables ou en difficulté, les transformations du mode de financement public et la pression exercée sur les projets associatifs, l’exigence d’une rationalité gestionnaire et l’attrait nouveau pour le management, la coexistence de travailleurs bénévoles et salariés, l’incursion du droit du travail via l’emploi salarié constituent autant de défis auxquels sont confrontées les associations et soulèvent un certain nombre de questions. La Vie des Idées les a posées à Matthieu Hély, sociologue, maître de conférences à l’Université Paris X-Nanterre et chercheur à titre principal à l’IDHE-Paris X-Nanterre, dont une précédente contribution, « L’économie sociale et solidaire n’existe pas »], avait suscité en 2008 une controverse permettant une première approche de ces problèmes.
La salarisation des « entreprises associatives »
La Vie des Idées : Quelles sont les spécificités du monde associatif pris en tant que monde du travail, et quelles significations peut-on leur donner ? Comment interprétez-vous l’émergence et la consolidation d’un secteur associatif fortement professionnalisé ?
Matthieu Hély : Accepter de « prendre le monde associatif en tant que monde du travail » procède, d’abord et avant tout, de la prise de conscience, récente dans la société française, que ce dernier ne peut être réduit aux seules questions de bénévolat, d’engagement citoyen et d’idéal démocratique (qu’il permettrait de restaurer en incarnant une alternative à la « crise » de la représentation politique). En France, l’héritage de la loi 1901, véritable pilier de l’idéologie républicaine dans la société française, puisque conçue dans un contexte historique de lutte anti-cléricale et de contestation de la liberté d’enseignement au sein des congrégations religieuses, a longtemps jeté un voile sur les « métamorphoses du monde associatif » (Hély, 2009) observées depuis une trentaine d’années et a ainsi conduit à ce que les chercheurs en sciences sociales appréhendent cet univers presque quasi-unilatéralement sous cet angle.
Il faut rappeler qu’il n’y a pas si longtemps, le sociologue Alain Caillé proposait l’expression « d’économie du don » (Caillé, 1998) pour analyser le fait associatif. Or, il convient également d’insister sur le fait que le monde associatif représente aujourd’hui, en termes d’effectifs salariés, l’équivalent des agents de la fonction publique territoriale et il ne viendrait à l’esprit de personne de qualifier cette dernière institution « d’économie du don ». Considérer le monde associatif comme un monde du travail, c’est donc accepter de rompre avec le mythe d’un espace social qui serait « hors du monde », c’est-à-dire une sphère éthérée où s’exprimeraient librement et spontanément des aspirations démocratiques désintéressées à la discussion rationnelle et intersubjective.
C’est aussi accepter l’idée que cet espace est interpénétré par les politiques publiques et les intérêts au désintéressement des entreprises du secteur marchand. Ces dernières étant, en outre, de plus en plus friandes de partenariats en tout genre pour valoriser leur « responsabilité sociale » et tenter de faire oublier les effets et les méfaits de la récente crise financière. En dépit de sa relative unité, car le monde associatif dispose d’institutions chargées de le promouvoir et de le représenter, son autonomie politique demeure malgré tout très fragile et largement subordonnée aux « parties prenantes » des projets mis en œuvre.
Comme je l’ai souligné précédemment, la « professionnalisation » du monde associatif est d’abord une « salarisation » : le nombre de salariés a été multiplié par trois depuis le début des années 1980. Depuis le milieu des années 1990, il se crée chaque année deux fois plus d’emplois dans le secteur associatif que dans la fonction publique. Bien évidemment, ces évolutions sont à replacer dans le contexte de la décentralisation des politiques publiques et des multiples transferts de compétences de l’État aux collectivités et en particulier aux départements qui deviennent les « chefs de file » en matière d’action sociale. Il faut ajouter à cela la transformation des modes de financement public du monde associatif, où l’on passe, pour le dire vite, d’une logique de la « subvention » (où la puissance publique apporte son soutien à une initiative privée sans exigence de contrepartie) à une logique de la « commande publique » (où l’association est considérée comme un opérateur de politiques publiques).
Un monde associatif à deux vitesses
Toutes ces transformations confortent l’idée que le monde associatif est en voie de dualisation entre des groupements « traditionnels » régis par la loi de 1901 et administrés exclusivement par des bénévoles et un pôle constitué de véritables « entreprises associatives » chargées de mettre en œuvre des politiques publiques (insertion par l’activité économique, handicap, services aux personnes, protection de l’environnement, petite enfance, etc.). Dans cette nouvelle configuration du monde associatif, tout se passe comme si les salariés des associations réalisaient les missions du public dans les conditions du privé. En effet, l’exploitation des déclarations annuelles de données sociales pour l’année 2008 révèle que près du tiers des salariés, employés par une association régie par la loi de 1901, ne relèvent d’aucune convention collective applicable (contre 8% seulement des salariés du secteur marchand) alors que les groupes professionnels auxquels ils appartiennent sont parfaitement caractéristiques de la « main gauche » de l’État : éducateurs spécialisés, médiateurs juridiques, animateurs socioculturels, aides à domicile, éducateurs sportifs, formateurs, accompagnateurs d’insertion, professionnels de santé, etc.
Pour autant, la « professionnalisation » du monde associatif renvoie également aux transformations de la pratique du bénévolat : il est en effet frappant de constater combien le bénévolat associatif est socialement et économiquement valorisé et combien le travail salarié associatif, par contraste, est dévalorisé du point de vue de sa valeur monétaire (les salaires y sont plus faibles « toutes choses égales par ailleurs ») et de son statut (forte présence de « bénéficiaires » de mesures d’insertion dont le travail est institutionnellement dénié). Enfin, l’institutionnalisation du « troisième pilier des ressources humaines associatives », comme l’avait opportunément qualifié Jean-François Lamour au moment de la présentation de la loi de 2006 sur le volontariat associatif brouille ces frontières entre le salariat et le bénévolat. Ce nouveau statut, relancé récemment par Martin Hirsch dans le cadre du programme public du service civique, se situe à l’interface du bénévolat, puisque les droits du volontaire en service civique ne relèvent pas du Code du travail, et du salariat, puisque le volontaire signe un contrat, qu’il est payé pour son « engagement » sous la forme d’une indemnité et qu’il bénéfice d’un protection sociale partielle (couverture santé, cotisation à l’assurance retraite mais pas d’indemnisation du chômage une fois le contrat échu). La polarisation entre les différentes catégories de « travailleur » (bénévoles, volontaires et salariés) qui structurent l’espace associatif est donc de plus en plus forte.
Pour répondre à la question de l’émergence d’un « secteur associatif fortement professionnalisé » et en déchiffrer la signification, il convient de s’affranchir d’un poncif qui a la peau dure et selon lequel, en se rationalisant, les associations « perdraient leur âme ». Le mythe de « l’esprit associatif » résulte de la force symbolique de la loi de 1901 et de l’État Républicain qui l’a instituée. Comme de nombreuses enquêtes l’ont fait apparaître, le monde associatif n’est pas démocratique par nature et l’idée qu’il serait « perverti » par des logiques hétéronomes, que ce soit celle du capitalisme ou de l’État, doit impérativement être questionnée. Je m’efforce, avec d’autres, de produire ce que l’on pourrait appeler une sociologie de l’utopie qui ne soit pas une propagande militante tout en s’écartant résolument de la dénonciation critique à partir d’une thèse univoque. Je suis convaincu que l’on ne peut pas comprendre le monde associatif sans penser simultanément ses interactions et ses relations d’interdépendance avec les formes d’intervention de l’État et les modes de légitimation du capitalisme.
Un secteur très structuré
La Vie des Idées : Quelles sont, selon vous, les tensions majeures que la professionnalisation a générées au sein des associations et quelles formes de régulation peut-on observer ? Comment les associations parviennent-elles (ou non) à conserver leur autonomie face à la logique administrative de l’État et à la logique marchande des entreprises lucratives ?
Matthieu Hély : On peut répondre à cette question des formes de régulation et de l’autonomie du monde associatif en reprenant un découpage historique hérité de la IIIe République entre les enjeux qui relèvent du dialogue « civil » et ceux qui s’inscrivent dans le cadre du dialogue « social ». En effet, la loi de 1901, qui fait écho au statut de syndicat adopté en 1884, consacre la naissance d’un espace légitime de l’engagement citoyen animé par l’intérêt pour la chose publique. Cet espace s’est ainsi doté de véritables « institutions politiques du monde associatif ». Même si on peut en souligner les faiblesses, il faut insister sur leur indéniable structuration durant les trente dernières années.
Au niveau inter-associatif, les années 1980 ont en effet été décisives : l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 a constitué un temps fort pour l’unification du « mouvement associatif » incarné par le Conseil national de la vie associative (CNVA), créé par le décret du 25 février 1983, et placé sous l’autorité du Premier ministre. Elle constitue la première instance de représentation politique du monde associatif et a pour mission d’éditer des bilans réguliers sur les évolutions la vie associative et de formuler des propositions. Le décret n° 2001-865 du 21 septembre 2001 est venu compléter ce dispositif en créant, en dehors du CNVA, un groupe permanent de la vie associative auprès du Premier ministre, dont la vocation est d’assurer la concertation entre les pouvoirs publics et les associations sur toutes les mesures concernant la vie associative.
À partir de 1992, le CNVA n’est plus la seule instance de représentation. En effet, la Conférence permanente des coordinations associatives (CPCA) regroupant 16 coordinations associatives nationales investies dans des domaines variés : du sport à la culture, en passant par le tourisme et la famille (le CPCA revendique environ 500 000 associations adhérentes), est créée. Comme l’a justement observé Maud Simonet, l’organisation des premières assises de la vie associative en 1999 constitue une étape décisive dans l’institutionnalisation des rapports entre l’État et le monde associatif. Elle marque en effet la reconnaissance politique, par M. Jospin, Premier ministre de l’époque, du statut de la CPCA comme « instance représentative du mouvement associatif » et la fin du monopole du CNVA, qui demeure un service consultatif auprès des pouvoirs publics.
La concertation avec la puissance publique, organisée au sein des premières « Assises nationales de la vie associative » en février 1999, débouche sur la signature par l’État et la CPCA en 2001 de la Charte des engagements réciproques entre État et associations. Le CNVA est alors désigné comme l’instance chargée d’évaluer la mise en œuvre de cet acte officiel. Suite à l’organisation de ces assises, le monde associatif bénéficie pour la première fois d’une tutelle ministérielle explicite puisqu’en avril 2004, Jean-François Lamour devient ministre de la « Jeunesse, des Sports et de la Vie associative ». Par ailleurs, la volonté tenace de la CPCA de poursuivre la concertation avec l’État aboutit à la première conférence nationale qui s’est déroulé le 23 janvier 2006 sous l’égide du Premier ministre Dominique de Villepin. Trois axes de développement sont privilégiés : affirmer la place des associations dans le dialogue civil, consolider les relations contractuelles avec les pouvoirs publics et mieux accompagner et reconnaître l’activité bénévole. La seconde édition de cette conférence en 2009, de nouveau organisée par le CNVA, avec la collaboration de la CPCA était organisée autour de thèmes très proches de la précédente : la place des associations dans le dialogue civil, les relations entre les associations et les pouvoirs publics, État et collectivités et la reconnaissance et la valorisation de l’engagement bénévole et volontaire.
Par ailleurs et en dépit d’une mise en œuvre très lente des décisions, force est de constater que la représentation du monde associatif dans les institutions politiques s’est, malgré tout, significativement renforcée en particulier dans le cadre de la réforme du Conseil économique et social, désormais rebaptisé en Conseil économique, social et environnemental. Cette réforme a en effet modifié le nombre de représentants du monde associatif qui sont désormais 36 (soit 18% des membres) contre 15 auparavant (soit 8% des membres du précédent conseil). Dans son rapport remis au Premier ministre en 2010 sur « la représentation du monde associatif dans le dialogue civil », Luc Ferry évoque la réforme du CNVA, appelé à se transformer en « Haut Conseil à la vie associative » et doté de moyens supplémentaires. Cette instance resterait rattachée auprès du Premier ministre et conserverait ses fonctions d’expertise. La bicéphalie du monde associatif, officialisée à partir de 1999, serait ainsi consacrée par une séparation claire des rôles entre une CPCA, chargée d’incarner la diversité sectorielle du monde associatif et le « Haut conseil à la vie associative », servant d’instance de consultation et d’expertise pour l’élaboration des politiques publiques.
Des valeurs entrepreneuriales
L’autre instance de régulation du monde associatif, appelée à jouer un rôle stratégique pour l’affirmation de son autonomie, c’est celle qui relève du dialogue social et des relations professionnelles entre les organisations patronales et les syndicats de salariés dans de nombreuses branches professionnelles couvertes par les associations (et plus largement par les entreprises de l’économie sociale) : aide à domicile, animation, centres sociaux, régies de quartier, tourisme social et familial, logement social, radios libres etc. Dans ce domaine, les employeurs de l’économie sociale (coopératives, mutuelles, associations) ont une longueur d’avance puisque les regroupements patronaux se sont opérés au milieu des années 1990 : L’USGERES, créée en 1994, couvrant douze branches professionnelles et l’UNIFED, créée en 1996, en couvrant quatre.
Ces deux grands syndicats employeurs ont présenté à deux reprises des listes communes, portées par « l’Association des employeurs de l’économie sociale », dans les collèges employeurs des conseils de prud’hommes en 2002 et 2008. En 2002, l’Association des employeurs de l’économie sociale avait présenté une liste de 940 candidats dont 280 ont été élus comme conseillers prud’homaux (soit un score de 11% environ des voix du collège employeur où siègent également les représentants du Mouvement des entrepreneurs de France (MEDEF)). En 2008, ces mêmes listes ont rassemblé 1850 candidats et ont obtenu 470 conseillers élus soit 19 % des voix du collège employeur. À ces succès électoraux, il faut également ajouter le recours victorieux de l’USGERES face au refus du Ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité d’agréer l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la formation tout au long de la vie dans l’économie sociale signé en 2006 entre notamment l’UNIFED, et l’USGERES, côté employeur, et CFDT, la CFTC et la CGT, pour les salariés. Le 12 janvier 2009, le Conseil d’État a en effet annulé ce refus et ainsi renforcé les prétentions de l’USGERES à participer au titre de « partenaire social » à la négociation collective.
Adoptant des pratiques caractéristiques de toute organisation patronale « ordinaire », l’USGERES n’abandonne pas pour autant la volonté d’incarner des valeurs entrepreneuriales spécifiques comme en témoignent ses efforts pour la promotion d’une éthique d’employeur « socialement responsable ». En 2007, l’USGERES s’est ainsi engagée, via une déclaration solennelle, à soutenir le développement de « l’emploi durable », la « non-discrimination » dans la gestion du personnel, la « démocratie sociale avec les organisations syndicales et les salariés » et enfin la « responsabilité sociale des entreprises ».
En dépit de cette dynamique de structuration indéniable, l’autonomie du monde associatif est évidemment à relativiser. Je n’évoquerai que deux exemples récents pour l’illustrer : le premier fait référence au décret n° 2008-817 du 22 août 2008 préparé par le ministère Besson de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale et du développement solidaire, qui a radicalement transformé la mission d’informer les étrangers et de les aider à exercer leurs droits, historiquement dévolue à la Cimade, en prestation formalisée dans le cadre d’un marché public. Marché dont le cahier des charges comporte une clause assignant le titulaire à la « neutralité et à la confidentialité ». Dans le communiqué officiel énonçant les critères mis en œuvre pour l’attribution des « lots » (regroupements de centres de rétention administrative), il est stipulé que les associations ont été recrutées en fonction de quatre critères, « classés par ordre d’importance : les compétences juridiques de l’équipe (40%), la compréhension des enjeux et les engagements de service (25%), les autres compétences de l’équipe, appréciées au regard du mémoire technique de l’offre (20%), enfin le prix de la prestation (15%) ». Selon le ministre Besson, les trois-quarts des critères justifiant l’octroi du marché reposent sur des fondements purement bureaucratiques, et donc assez éloignés des qualités d’indépendance, d’engagement citoyen et de générosité, généralement associées à l’idéal associatif.
Les associations, variable d’ajustement des politiques publiques
L’autre événement est que le monde associatif, et plus largement l’économie sociale et solidaire (ESS), est devenu un enjeu politique qui n’est plus seulement caractéristique des idées de gauche et notamment du Parti Socialiste. En effet, la création par le Conseil général des Hauts-de-Seine d’un Conseil départemental de l’ESS présidé par Jean Sarkozy, Conseiller général du canton de Neuilly-sur-Seine Sud, en charge de l’ESS et de l’insertion par l’économie. ] le 17 janvier 2011 : « « (....) Même si l’économie sociale existe depuis le 19ème siècle, elle incarne aujourd’hui les aspirations de beaucoup de nos concitoyens : un meilleur équilibre entre capital et travail. Ce que le général de Gaulle avait imaginé en défendant le principe de ’participation’ (dont l’économie traditionnelle s’est timidement emparée) (...) » Avant de conclure par : « (...) Il est grand temps que les Hauts-de-Seine renouent avec ce qui a fait sa renommée : une politique économique à visage humain. » (sic).]]Au delà de l’anecdote, cette création témoigne d’une tentative habile de réappropriation des valeurs de l’ESS par la droite et intervient à la suite de la refondation du Conseil supérieur de l’économie sociale et solidaire par le gouvernement le 20 octobre 2010. Thème historiquement porté par la gauche, le monde associatif et les organisations de l’économie sociale et solidaire se révèlent finalement parfaitement compatibles avec les nouvelles formes d’intervention de l’État néolibéral légitimées par la référence au New Public Management. Envisagées comme opératrices de politiques publiques, ces dernières participent, tout en s’y opposant parfois en fonction de leurs marges de manœuvre, à l’externalisation des missions traditionnellement associées à la « main gauche » de l’État social (hébergement d’urgence des sans domiciles, accompagnement de chômeurs, intégration des personnes handicapées, soins aux malades de longue durée, centres sociaux, régies de quartier, etc.).
Une fraction croissante du monde associatif se compose désormais de véritables « entreprises associatives », puisqu’elles reposent sur le travail de salariés faiblement rémunérés, voire pas du tout quand il s’agit de travailleurs bénévoles. Ces travailleurs constituent en effet une variable d’ajustement nettement plus malléable que les agents de la fonction publique protégés par des droits statutaires. La mise en œuvre par une série de réformes dites de « modernisation de l’État », dont notamment la loi organique relative aux lois de finances (dès 2006), la Révision générale des politiques publiques (dès 2007), et plus récemment la circulaire du Premier Ministre de 2010 sur les relations entre associations et collectivités publiques, contribue ainsi à l’élaboration d’une nouvelle configuration de l’action associative dans laquelle les salariés du « tiers secteur » voient leurs droits remis en cause avec la fin de l’opposabilité des conventions collectives dans le secteur social et médico-social.
Cette question, en apparence purement technique, de l’opposabilité des conventions collectives dans le secteur social et médico-social risque fort de transformer les salariés associatifs en véritable « variable d’ajustement des politiques publiques ». La spécificité des relations de travail dans le social et médico-social repose sur un principe institué par la loi de 1975 sur les institutions sociales et médico-sociales : pour être valide, une convention collective ou un accord collectif doit être agréé par la puissance publique. Une fois l’agrément obtenu, la convention est dite « opposable » c’est-à-dire que « l’autorité compétence en matière de tarification » (en clair le financeur public) doit se conformer aux normes prescrites en matière de rémunération, d’horaires, bref tout ce qui relève des conditions de travail, pour fixer le montant du financement. La mise en œuvre des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), dont la circulaire Fillon de janvier 2010 propose un modèle uniforme, rompt avec ce principe.
Ce qui signifie concrètement que les salariés, dont les conditions de travail sont régies par ces accords, risquent de pallier une très probable diminution des financements octroyés par la dite « autorité compétence en matière de tarification ». En clair, de supporter directement sur leur fiche de paie la politique de rigueur budgétaire de l’État. Et je ne parle ici que des 20% de salariés associatifs dont les droits sont protégés par des conventions collectives instituées sur le modèle des corps de la fonction publique (CCN de 1951 des établissements privés d’hospitalisation, de soins, de cure et de garde à but non lucratif et CCN de 1966 des établissements et services pour personnes inadaptées et handicapées).
Cet exemple, qui peut sembler éminemment technique, fait clairement apparaître le contresens d’une analyse hâtive qui conclurait au désengagement de l’État et à la marchandisation du monde associatif. Il serait en effet plus juste de parler d’un « réengagement » de l’État dans sa politique de soutien au monde associatif. Rappelons d’une part que le soutien public, par de multiples exonérations fiscales, au mécénat privé est une forme de subventionnement des fondations d’entreprises qui ne dit pas son nom. D’autre part, l’affirmation d’une logique de commande publique par la circulaire du Premier Ministre de janvier 2010 s’inscrit ainsi dans une politique très cohérente de transformation des associations en opérateurs de politiques publiques. En effet, ce texte emblématique a pour objectif de généraliser à tous les domaines de l’action associative (insertion par l’activité économique, logement social, hébergement des sans domiciles, prévention de la délinquance, protection de l’environnement, lutte contre le sida, accompagnement scolaire, etc.), les principes de l’État néolibéral, au sens où Alain Desrosières emploie cette expression, c’est-à-dire fondés sur la « culture du résultat » et l’impératif d’évaluation par le recours à des outils de gestion et des indicateurs de performance.
Face à la puissance de cette reconfiguration étatique, se contenter d’en appeler à la sauvegarde de « l’esprit associatif », tout en ignorant la question essentielle du travail associatif, comme le propose actuellement le collectif des associations citoyennes me paraît une stratégie beaucoup trop défensive pour avoir une chance d’être entendue.
La crise profonde du statut du travail non marchand
La Vie des Idées : Quelles raisons peuvent, selon vous, expliquer que le monde associatif soit longtemps resté un espace à l’écart des conflits du travail ? Comment analysez-vous les conflits sociaux mentionnés plus haut, ainsi que la création du syndicat ASSO ? Traduisent-ils un (des) changement(s) intervenu(s) dans le monde associatif au cours de la période récente ? Ou reflètent-ils davantage des problèmes touchant la société dans son ensemble ?
Matthieu Hély : Le monde associatif a longtemps été posé comme « en dehors » de la sphère du travail. Cela vient en grande partie de sa proximité avec l’héritage historique de « l’économie sociale » pour laquelle l’idéal du « travail autrement » est au cœur de son projet idéologique. En effet, les entreprises de l’économie sociale ont toujours eu pour ambition de dépasser l’opposition pluriséculaire entre le capital et le travail au nom de valeurs démocratiques dont la célèbre devise « un homme, une voix » est emblématique. Le caractère non lucratif de leur activité est également fréquemment invoqué pour se différencier des organisations principalement mues par la rentabilité du capital et la répartition des dividendes aux actionnaires.
Ce qui va être très intéressant dans la période à venir c’est d’observer comment les entreprises de l’économie sociale, et plus particulièrement le monde associatif qui représente de très loin le principal employeur aux côtés des coopératives et des mutuelles, va mettre sa doctrine « d’employeur autrement » à l’épreuve des institutions du monde du travail. Je pense ici en particulier à la participation des organisations patronales de l’économie sociale aux conseils de prud’hommes dont la structure fondamentale repose sur l’antagonisme entre salariés et employeurs : comment vont-elles se différencier, dans leurs pratiques, de leurs homologues du MEDEF, de la CGPME, de l’artisanat, de la FNSEA et des professions libérales ? Au delà de leur posture symbolique, les élus du collègue au titre de ces organisations jugent-ils « autrement » les conflits du travail ? Cela peut vouloir dire très concrètement : ont-ils, par exemple, davantage recours à la pratique de la conciliation (étape préalable au contentieux) que leurs homologues du secteur marchand ?
De même, du côté des salariés, la catharsis déclenchée par la création du syndicat ASSO et le conflit social au sein de l’association Emmaüs (qui n’est pas terminé) annonce-t-elle la genèse d’une nouvelle forme de militantisme syndical ? En effet, jusqu’à présent l’héritage historique de l’économie sociale, que l’on ne cesse de redécouvrir depuis deux siècles, a surtout été monopolisé par les employeurs de l’économie sociale qui l’invoquent en permanence pour se différencier symboliquement des « patrons » capitalistes, même si parfois leurs pratiques d’organisation du travail et de gestion de l’emploi ne les distinguent pas radicalement de ces derniers. Ces questions sont au cœur d’une recherche en cours que je mène avec Maud Simonet et Romain Pudal au sein de notre laboratoire de recherche l’IDHE .
Sur la question plus générale de la signification sociologique de ces conflits sociaux récents, je pense qu’elle révèle une crise profonde du statut du travail non marchand dans la société française. Penser le salariat dans le monde associatif implique de penser le statut et la valeur historiquement attribués au « travail public ». D’autant plus que les individus qui se destinent au travail associatif partagent de nombreuses homologies avec les agents publics : Comme nous l’avons écrit avec Fanny Darbus : l’hypothèse d’un destin professionnel contrarié pour de jeunes actifs, ayant investi dans les études supérieures pour accroître leurs chances d’entrée dans la fonction publique, est plutôt confortée par l’enquête que nous avons mené auprès d’un échantillon d’adhérents à un site internet de recherche d’emploi dans l’économie sociale et solidaire . En effet, la majorité des individus ayant répondu au questionnaire (n=184) ont au moins un parent fonctionnaire et la fréquence atteint 60% chez les moins de 30 ans. Autrement dit, les prédispositions pour l’emploi public, acquises par la socialisation familiale mais aussi l’institution scolaire (les diplômés de l’enseignement supérieur représentent 95% des enquêtés), doivent en effet s’accommoder d’une évolution très profonde des chances d’accès aux postes de titulaires dans les trois fonctions publiques.
On n’insistera en effet jamais assez sur la situation exceptionnelle qui caractérise notre époque : l’emploi public qui n’avait jamais cessé sa progression dans la population active depuis deux siècles [21], connaît, pour la première fois, une inversion orientée vers une diminution durable. Or, cette situation intervient alors que le nombre d’enfants de fonctionnaires n’a jamais été aussi élevé. On sait que le souhait d’être fonctionnaire a toujours été très élevé notamment en période de crise du marché du travail où la fonction publique représente des valeurs de sécurité et de stabilité fortement prisées. Mais, on sait également, depuis les analyses d’Alain Darbel et Dominique Schnapper menées dans les années 1960, que la fonction publique se caractérise par un taux d’hérédité professionnelle parmi les plus élevés de la population active occupée : un fils de fonctionnaire a deux fois plus de chances qu’un autre de devenir lui-même fonctionnaire. Le nombre de fils et de filles de fonctionnaires n’ayant jamais été aussi élevé qu’aujourd’hui, nombre d’aspirations à servir la collectivité devront s’épanouir au delà de la fonction publique. Dans ce contexte, le travail associatif, à défaut d’incarner les promesses de l’idéal du « travail autrement », contribue assurément à inventer de l’emploi public autrement.
Une réforme de la loi de 1901 ?
La Vie des Idées : Les associations employeuses peuvent-elles s’accommoder de la Loi de 1901 et du Code du travail, ou vous semblent-elles mériter un cadre juridique spécifique ? Si oui, quelles en seraient les grandes lignes ?
Matthieu Hély : Je ne crois pas trop à une réforme de la loi de 1901, dont on parle périodiquement depuis plusieurs années. Comme je l’ai dit, c’est une loi « sacrée », fortement liée à l’héritage républicain et laïque de la IIIe République et structurante de l’espace public par la dissociation entre « dialogue social » et « dialogue civil ». La réformer impliquerait de rompre avec cette tradition, ce qui serait politiquement périlleux. Par contre, il est certain que le fossé entre les associations « classiques », administrées exclusivement par des bénévoles et dont l’activité économique demeure marginale, et les « entreprises associatives », dont les effectifs salariés sont significatifs et dont les pratiques de gestion s’inspirent fortement du secteur marchand (fundraising, gestion des ressources humaines, communication, marketing auprès des donateurs, etc.) est appelé à devenir béant. Et quand bien même une réforme du statut associatif serait envisagée, elle me semble indissociable d’une réflexion sur le statut des travailleurs employés par une association dont l’activité est reconnue « d’utilité sociale » par les partenaires publics et privées qui la soutiennent. Ni fonctionnaires, ni salariés du privé, ces travailleurs servent les missions du public mais font l’expérience de conditions de travail caractéristiques du secteur marchand.
La question du statut à attribuer à ces « travailleurs associatifs » est en outre posée en creux par les pratiques gestionnaires de mesure de l’utilité sociale. En effet, reconnaître l’utilité sociale d’une action associative, comme c’est le cas par exemple dans le domaine de l’insertion par l’activité économique où le taux de sorties dites « positives » (qui comprennent en particulier le nombre d’ex-salariés en insertion en emploi plus de 6 mois après la sortie du chantier d’insertion) est considéré par les pouvoirs publics comme un indicateur de performance, est une forme implicite de reconnaissance de la performance productive réalisée par les travailleurs associatifs.
Or, le débat sur « l’utilité sociale » ou « l’impact social » du monde associatif, peu importe les termes, ne pose jamais la question taboue du statut du salaire versé aux travailleurs des organisations de la loi 1901. Quel type de production est ici monétarisée ? Une production marchande ? L’objectif non lucratif du statut associatif ne le permet pas. Une production non marchande ? Oui, mais le salarié associatif, à la différence de l’agent public, ne perçoit pas un traitement déterminé en fonction de son grade mais bel et bien un salaire. Le statut ambivalent du travail associatif s’exprime ici dans toute sa splendeur et ses (nombreuses) misères.
Autre paradoxe, le bénévolat fait de plus en plus l’objet d’une valorisation monétaire en annexe des comptes de résultats des associations. Mais si la mesure économique des contributions du travail bénévole est admise au nom de l’utilité sociale qui en résulte, pourquoi ne pas comptabiliser l’utilité sociale produite par les travailleurs salariés ? Cette dénégation de la valeur économique produite par les travailleurs associatifs est d’autant plus problématique que les pratiques salariales des organisations associatives les contraignent au final à supporter individuellement la charge de cette plus-value. La réflexion sur les indicateurs de richesse menée par les économistes  devrait à mon sens intégrer la question de la mesure de la valeur du travail. La genèse de ce que l’on peut qualifier de « travail d’utilité sociale » appelle en effet un dialogue entre les sciences sociales. Car comme l’écrivait déjà Marx avec l’ironie qui le caractérise : « c’est dans la société seulement que le travail inutile, voire socialement nuisible, peut devenir une branche d’industrie » .
par Yves Lochard & Nadège Vezinat & Arnaud Trenta